vendredi 6 janvier 2017

allal produit issue du néoliberalisme de Tatcher et les fondamentalistes..

Florence Bergeaud-Blackler : «Le halal est né industriel, fruit du
néolibéralisme et du fondamentalisme»
 
Selon une enquête publiée par l’Institut Montaigne en septembre, 70 % 
des musulmans interrogés déclaraient /«toujours»/ acheter de la viande 
halal, et seulement 6 % ne jamais le faire./«Le marché est en pleine 
expansion depuis les années 90, mais il y a pourtant une réticence 
française à l’étudier»,/ regrette l’anthropologue au CNRS 
Florence Bergeaud-Blackler. Son livre /le Marché halal ou l’invention 
d’une tradition/ (Seuil), qui paraît cette semaine, est le résultat de 
vingt ans de recherches, le plus souvent financées par des subventions 
européennes, faute d’en obtenir en France. Pour elle, l’alliance entre 
néolibéralisme et fondamentalisme religieux a accouché d’un marché 
inquiétant : le halal s’étend sans cesse et devient un moyen de contrôle 
des comportements des consommateurs. Dans cette vision très déterministe 
de la société, l’/islamic way of life /peut jouer contre la démocratie, 
conclut-elle à la fin de son ouvrage. Des affirmations qui peuvent être 
récupérées par tous ceux qui s’alarment de l’essor de l’islam en France, 
extrême droite en tête. La chercheuse le sait bien et le redoute.
 
 
Qu’est-ce que le halal ?
 
/Halal/ signifie «licite» ou «permis» en arabe, c’est l’antonyme de 
/haram,/ illicite. L’usage théologique du mot désigne la liberté du 
permis, ce que le musulman peut faire. Mais le marché a transformé le 
sens du halal, en définissant halal comme le prescrit, pour être un 
«bon» musulman. Il n’existe pas de norme halal. Chacun reconnaît qu’il 
existe du halal, aussi bien les religieux, les marchands que les 
politiques, mais personne n’est capable de dire ce que c’est. J’appelle 
cela une «convention» du halal.
 
 
Pourquoi dites-vous que le halal est une tradition inventée
récemment ?
 
Je parle d’invention du /«marché halal»/ dans le sens où l’on n’a pas 
affaire à une coutume ancienne importée des pays musulmans. Ce marché 
n’a jamais existé dans le monde musulman avant que les industriels ne 
l’y exportent. La convention du halal naît au tournant des années 70-80. 
Deux idéologies triomphent sur la scène internationale : d’un côté, le 
fondamentalisme musulman, avec notamment la proclamation de la 
République islamique d’Iran en 1979, et, de l’autre, le néolibéralisme, 
avec Thatcher et Reagan. Cette rencontre, qui n’était pas programmée, va 
permettre à ces deux idéologies de travailler de concert à la fixation 
d’un protocole industriel halal. L’agence de certification de la viande 
halal, un hybride économique et religieux, en est l’acte de naissance : 
elle dit le licite et l’illicite à la place de la tradition 
jurisprudentielle islamique bien plus complexe. Elle institutionnalise 
le contrôle par les musulmans de l’abattage industriel dans les pays 
occidentaux.
 
 
Comment les industries occidentales ont-elles accepté
ce contrôle ?
 
Lorsque Khomeiny arrive au pouvoir en Iran, il interdit toutes les 
viandes importées d’Occident au motif qu’elles sont illicites. Mais sa 
décision menace l’équilibre alimentaire de son pays. Ce chef d’Etat se 
ravise et impose un contrôle halal. Concrètement, l’Iran envoie des 
mollahs pour mettre en place un protocole islamique sur des chaînes 
industrielles tayloristes de Nouvelle-Zélande ou d’Australie. D’autres 
pays musulmans, comme l’Egypte ou l’Arabie Saoudite, vont eux aussi 
imposer leur contrôle «islamique» pour ne pas être en reste. Le principe 
d’un abattage halal est créé, ce que les classiques n’avaient jamais 
fait : ils se contentaient de discuter à partir du corpus religieux des 
façons d’abattre qui plaisent à Dieu et de proscrire les autres. Là, 
l’abattage halal industriel est rationalisé : il consiste en la section 
des jugulaires et carotides de l’animal tourné vers La Mecque par un 
musulman. Il y a ensuite des variations. Dans un nombre croissant de 
cas, l’animal ne doit pas être étourdi.
 
 
D’autres pays ont tenté de fixer leur norme pour accroître
leur autorité dans le monde musulman…
 
La Malaisie est devenue un centre du halal mondial dans les années 90. 
Des ingénieurs de l’agroalimentaire travaillant pour Nestlé l’ont aidée 
à mettre en place l’ingénierie nécessaire. Le pays a aussi élargi le 
périmètre du halal en travaillant à la publication, en 1997, des 
«directives halal» du Codex alimentarius, un organe néolibéral qui 
codifie les normes alimentaires pour permettre leur circulation dans le 
monde. La Malaisie fait entrer le principe de pureté : seuls les 
aliments qui ne contiennent ou ne sont pas contaminés par des produits 
interdits (porc, alcool, protéines qui ne sont pas issues d’un abattage 
selon la loi islamique) peuvent être halal. Cela exclut une grande 
partie des aliments industriels qui comportent des colorants, 
exhausteurs de goûts et autres additifs ! Presque toute l’industrie 
alimentaire devient halalisable. Parallèlement, la Turquie développe le 
tourisme halal et la mode islamique. Puis, à partir de 2010, les Emirats 
arabes unis établissent un lien avec la finance islamique pour 
promouvoir l’«économie globale islamique».
 
 
Et en France, comment s’est constitué le marché ?
 
Il a d’abord adapté ses chaînes d’abattage pour exporter vers les pays 
musulmans. Puis cette offre s’est tournée vers le marché intérieur dans 
les années 90, au moment même où des crises sanitaires importantes comme 
l’encéphalopathie spongiforme bovine et la fièvre aphteuse frappaient 
l’industrie. En surproduction de carcasses, la filière viande a commencé 
à convoiter les millions de musulmans de France.
 
 
L’offre, plutôt que la demande des consommateurs, a créé
le marché ?
 
Non, les deux vont de pair. Ce que j’appelle l’espace alimentaire 
musulman a longtemps été marqué par le seul interdit du porc. L’abattage 
rituel était surtout pratiqué lors des cérémonies. Les boucheries 
islamiques se sont développées assez tardivement à la suite de la 
réislamisation des années 80. L’offre de halal va rencontrer la demande 
de la diaspora, pour laquelle la cuisine est une façon de protéger 
l’intégrité de sa culture, et la stratégie des groupes fondamentalistes 
qui voient bien que la clôture alimentaire peut aussi être une clôture 
communautaire. J’ai mené une enquête en 2005 (1) lors du rassemblement 
de l’Union des organisations islamiques de France (UOIF) au Bourget 
(Seine-Saint-Denis) : 85,9 % déclaraient manger de la viande et des 
produits carnés exclusivement halal. Le congrès de l’UOIF n’est certes 
pas représentatif de l’ensemble des musulmans, mais il réunit une 
population familiale qui dépasse largement l’audience des seuls Frères 
musulmans. A une époque où l’on croyait que la sécularisation ferait 
disparaître ces pratiques, ces chiffres considérables ont suscité le 
scepticisme. D’autres études l’ont confirmé. Une étude de l’Institut 
Montaigne a montré en 2016 que plus de 40 % de musulmans pensent que 
manger halal est l’un des cinq piliers de l’islam… ce qui est inexact.
 
 
Comment le droit français a-t-il fait une place au halal ?
 
Il n’existe pas dans la législation française de reconnaissance stricto 
sensu de l’abattage rituel - qu’il soit casher ou halal. Mais, en 1964, 
la loi a instauré une dérogation à l’étourdissement des bêtes pour des 
raisons religieuses, à l’origine pour le casher. Même si ces pratiques 
semblent se réduire, des abattoirs européens font du «tout halal» pour 
faire des économies. Ils évitent les changements de chaîne et peuvent 
indifféremment distribuer du halal à leurs clients musulmans ou à des 
grossistes conventionnels. La réglementation européenne n’oblige pas 
d’étiquetage particulier.
 
 
Vous vous inquiétez de l’émergence d’une nouvelle génération
de halal, que vous appelez le «halal ummique». Qu’est-ce
que c’est ?
 
Jusqu’aux années 2000, le halal reposait sur un modèle «inclusif» : les 
produits peuvent être fabriqués par des non-musulmans à condition qu’ils 
respectent certaines normes et certifications. Puis, sous la pression de 
pays comme la Turquie, les pays du Golfe ou les Emirats arabes unis, le 
modèle ummique a commencé à s’imposer : il faut que la production soit 
sous le contrôle et la responsabilité des musulmans. Dans le premier 
cas, on a un halal /pour /les musulmans. Dans le second cas, un halal 
/par /les musulmans. Le halal devient peu à peu un moyen de contrôler 
non seulement des objets, mais aussi des comportements. En France, à 
partir de 2007-2008, des associations de consommateurs musulmans voient 
le jour : certaines véhiculent une «éthique musulmane» de la consommation.
 
 
Le halal est-il selon vous forcément fondamentaliste ?
 
Le fondamentalisme se caractérise par un rapport littéral aux textes et 
par le fait qu’il se définit comme l’orthodoxie : toutes les autres 
formes religieuses sont pour lui des déviances. C’est cette logique qui 
a permis à la convention halal d’exister : l’idée qu’il n’existe qu’une 
seule façon d’abattre un animal. Dès le départ, cette pratique est donc 
une idée fondamentaliste, qui va devenir, dans son développement 
ultérieur, quasi totalitaire : elle doit gouverner l’ensemble de la vie 
du croyant. Bien sûr, ce n’est pas toujours dit de cette façon, les 
manuels de marketing islamique parlent plutôt de /halal way of life/.
 
 
Certains chercheurs comme Olivier Roy estiment que le halal
est le signe d’une sécularisation de l’islam. Vous pensez
au contraire qu’il amène les musulmans à se couper des autres…
 
Olivier Roy et d’autres disent plutôt, mais je résume, que la norme 
halal est une sorte d’avatar occidental. Ce serait vrai si ces produits 
de consommation étaient inertes. Or, ils sont accompagnés tout au long 
du processus marchand par un discours religieux fondamentaliste, et ceci 
dans les domaines alimentaire, vestimentaire, cosmétique. Ce discours 
religieux peut être euphémisé pour mieux s’exporter, la pudeur 
transformée en «modestie», un terme plus flatteur.
 
 
Vous dites que les personnes qui consomment halal sont dans
«l’évitement social». Pourquoi ?
 
Diviser en deux l’espace entre le permis et l’interdit crée une certaine 
anxiété sociale et conduit à des conduites d’évitement. Quand vous 
mangez exclusivement halal, vous pouvez éviter d’inviter quelqu’un qui 
ne mange halal chez vous par crainte qu’il vous invite à son tour. C’est 
d’autant plus vrai que ces conduites d’évitement sont accompagnées d’un 
discours de rejet de la nourriture «impure». La confusion entre halal et 
pureté est préoccupante. Heureusement, ce n’est pas toujours le cas.
 
 
Le marché casher ne pose pas tant de problèmes à vos yeux ?
 
Les deux marchés ne sont pas comparables. La casherout est née il y a 
plusieurs siècles, avant l’industrialisation. La séparation entre 
fonctions marchande et religieuse est instituée, même si elle peut être 
transgressée, et elle a fonctionné pendant des siècles. Le marché halal, 
lui, est né industriel, fruit du néolibéralisme et du fondamentalisme, 
il n’y a pas de séparation claire. La norme halal est prise dans une 
surenchère marchande et religieuse. Personne ne contrôle l’extension du 
halal, mais elle intéresse beaucoup les promoteurs de l’«économie 
globale islamique» !
 
 
Ne craignez-vous pas que votre livre alimente la psychose
anti-musulmans ?
 
Cette politisation de l’islam est doublée d’une marchandisation du 
patrimoine culturel et intellectuel musulman. C’est un phénomène très 
inquiétant. Parce que ceux qui en profitent sont, outre les marchands 
spéculateurs, les fondamentalistes qui ont pour projet d’imposer cette 
forme dogmatique de l’islam dont se nourrissent les groupes identitaires 
d’en face pour organiser cette peur des musulmans. Mon livre veut donner 
les outils de compréhension à tous les autres, musulmans ou non, pour 
résister à ce mauvais vent qui peut tourner très mal. Lors d’une récente 
enquête du côté de Bordeaux, où j’ai fait mes premiers pas d’ethnographe 
il y a vingt ans, des jeunes mères turques m’ont confié : /«Avant, on ne 
mangeait pas halal, nos parents ne savaient pas, ils se trompaient.»/ 
C’est contre la perte de mémoire, contre la haine de soi et du passé que 
sèment les fondamentalistes que j’ai écrit ce livre.

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