Florence Bergeaud-Blackler : «Le halal est né industriel, fruit du
néolibéralisme et du fondamentalisme»
Selon une enquête publiée par l’Institut Montaigne en septembre, 70 %
des musulmans interrogés déclaraient /«toujours»/ acheter de la viande
halal, et seulement 6 % ne jamais le faire./«Le marché est en pleine
expansion depuis les années 90, mais il y a pourtant une réticence
française à l’étudier»,/ regrette l’anthropologue au CNRS
Florence Bergeaud-Blackler. Son livre /le Marché halal ou l’invention
d’une tradition/ (Seuil), qui paraît cette semaine, est le résultat de
vingt ans de recherches, le plus souvent financées par des subventions
européennes, faute d’en obtenir en France. Pour elle, l’alliance entre
néolibéralisme et fondamentalisme religieux a accouché d’un marché
inquiétant : le halal s’étend sans cesse et devient un moyen de contrôle
des comportements des consommateurs. Dans cette vision très déterministe
de la société, l’/islamic way of life /peut jouer contre la démocratie,
conclut-elle à la fin de son ouvrage. Des affirmations qui peuvent être
récupérées par tous ceux qui s’alarment de l’essor de l’islam en France,
extrême droite en tête. La chercheuse le sait bien et le redoute.
Qu’est-ce que le halal ?
/Halal/ signifie «licite» ou «permis» en arabe, c’est l’antonyme de
/haram,/ illicite. L’usage théologique du mot désigne la liberté du
permis, ce que le musulman peut faire. Mais le marché a transformé le
sens du halal, en définissant halal comme le prescrit, pour être un
«bon» musulman. Il n’existe pas de norme halal. Chacun reconnaît qu’il
existe du halal, aussi bien les religieux, les marchands que les
politiques, mais personne n’est capable de dire ce que c’est. J’appelle
cela une «convention» du halal.
Pourquoi dites-vous que le halal est une tradition inventée
récemment ?
Je parle d’invention du /«marché halal»/ dans le sens où l’on n’a pas
affaire à une coutume ancienne importée des pays musulmans. Ce marché
n’a jamais existé dans le monde musulman avant que les industriels ne
l’y exportent. La convention du halal naît au tournant des années 70-80.
Deux idéologies triomphent sur la scène internationale : d’un côté, le
fondamentalisme musulman, avec notamment la proclamation de la
République islamique d’Iran en 1979, et, de l’autre, le néolibéralisme,
avec Thatcher et Reagan. Cette rencontre, qui n’était pas programmée, va
permettre à ces deux idéologies de travailler de concert à la fixation
d’un protocole industriel halal. L’agence de certification de la viande
halal, un hybride économique et religieux, en est l’acte de naissance :
elle dit le licite et l’illicite à la place de la tradition
jurisprudentielle islamique bien plus complexe. Elle institutionnalise
le contrôle par les musulmans de l’abattage industriel dans les pays
occidentaux.
Comment les industries occidentales ont-elles accepté
ce contrôle ?
Lorsque Khomeiny arrive au pouvoir en Iran, il interdit toutes les
viandes importées d’Occident au motif qu’elles sont illicites. Mais sa
décision menace l’équilibre alimentaire de son pays. Ce chef d’Etat se
ravise et impose un contrôle halal. Concrètement, l’Iran envoie des
mollahs pour mettre en place un protocole islamique sur des chaînes
industrielles tayloristes de Nouvelle-Zélande ou d’Australie. D’autres
pays musulmans, comme l’Egypte ou l’Arabie Saoudite, vont eux aussi
imposer leur contrôle «islamique» pour ne pas être en reste. Le principe
d’un abattage halal est créé, ce que les classiques n’avaient jamais
fait : ils se contentaient de discuter à partir du corpus religieux des
façons d’abattre qui plaisent à Dieu et de proscrire les autres. Là,
l’abattage halal industriel est rationalisé : il consiste en la section
des jugulaires et carotides de l’animal tourné vers La Mecque par un
musulman. Il y a ensuite des variations. Dans un nombre croissant de
cas, l’animal ne doit pas être étourdi.
D’autres pays ont tenté de fixer leur norme pour accroître
leur autorité dans le monde musulman…
La Malaisie est devenue un centre du halal mondial dans les années 90.
Des ingénieurs de l’agroalimentaire travaillant pour Nestlé l’ont aidée
à mettre en place l’ingénierie nécessaire. Le pays a aussi élargi le
périmètre du halal en travaillant à la publication, en 1997, des
«directives halal» du Codex alimentarius, un organe néolibéral qui
codifie les normes alimentaires pour permettre leur circulation dans le
monde. La Malaisie fait entrer le principe de pureté : seuls les
aliments qui ne contiennent ou ne sont pas contaminés par des produits
interdits (porc, alcool, protéines qui ne sont pas issues d’un abattage
selon la loi islamique) peuvent être halal. Cela exclut une grande
partie des aliments industriels qui comportent des colorants,
exhausteurs de goûts et autres additifs ! Presque toute l’industrie
alimentaire devient halalisable. Parallèlement, la Turquie développe le
tourisme halal et la mode islamique. Puis, à partir de 2010, les Emirats
arabes unis établissent un lien avec la finance islamique pour
promouvoir l’«économie globale islamique».
Et en France, comment s’est constitué le marché ?
Il a d’abord adapté ses chaînes d’abattage pour exporter vers les pays
musulmans. Puis cette offre s’est tournée vers le marché intérieur dans
les années 90, au moment même où des crises sanitaires importantes comme
l’encéphalopathie spongiforme bovine et la fièvre aphteuse frappaient
l’industrie. En surproduction de carcasses, la filière viande a commencé
à convoiter les millions de musulmans de France.
L’offre, plutôt que la demande des consommateurs, a créé
le marché ?
Non, les deux vont de pair. Ce que j’appelle l’espace alimentaire
musulman a longtemps été marqué par le seul interdit du porc. L’abattage
rituel était surtout pratiqué lors des cérémonies. Les boucheries
islamiques se sont développées assez tardivement à la suite de la
réislamisation des années 80. L’offre de halal va rencontrer la demande
de la diaspora, pour laquelle la cuisine est une façon de protéger
l’intégrité de sa culture, et la stratégie des groupes fondamentalistes
qui voient bien que la clôture alimentaire peut aussi être une clôture
communautaire. J’ai mené une enquête en 2005 (1) lors du rassemblement
de l’Union des organisations islamiques de France (UOIF) au Bourget
(Seine-Saint-Denis) : 85,9 % déclaraient manger de la viande et des
produits carnés exclusivement halal. Le congrès de l’UOIF n’est certes
pas représentatif de l’ensemble des musulmans, mais il réunit une
population familiale qui dépasse largement l’audience des seuls Frères
musulmans. A une époque où l’on croyait que la sécularisation ferait
disparaître ces pratiques, ces chiffres considérables ont suscité le
scepticisme. D’autres études l’ont confirmé. Une étude de l’Institut
Montaigne a montré en 2016 que plus de 40 % de musulmans pensent que
manger halal est l’un des cinq piliers de l’islam… ce qui est inexact.
Comment le droit français a-t-il fait une place au halal ?
Il n’existe pas dans la législation française de reconnaissance stricto
sensu de l’abattage rituel - qu’il soit casher ou halal. Mais, en 1964,
la loi a instauré une dérogation à l’étourdissement des bêtes pour des
raisons religieuses, à l’origine pour le casher. Même si ces pratiques
semblent se réduire, des abattoirs européens font du «tout halal» pour
faire des économies. Ils évitent les changements de chaîne et peuvent
indifféremment distribuer du halal à leurs clients musulmans ou à des
grossistes conventionnels. La réglementation européenne n’oblige pas
d’étiquetage particulier.
Vous vous inquiétez de l’émergence d’une nouvelle génération
de halal, que vous appelez le «halal ummique». Qu’est-ce
que c’est ?
Jusqu’aux années 2000, le halal reposait sur un modèle «inclusif» : les
produits peuvent être fabriqués par des non-musulmans à condition qu’ils
respectent certaines normes et certifications. Puis, sous la pression de
pays comme la Turquie, les pays du Golfe ou les Emirats arabes unis, le
modèle ummique a commencé à s’imposer : il faut que la production soit
sous le contrôle et la responsabilité des musulmans. Dans le premier
cas, on a un halal /pour /les musulmans. Dans le second cas, un halal
/par /les musulmans. Le halal devient peu à peu un moyen de contrôler
non seulement des objets, mais aussi des comportements. En France, à
partir de 2007-2008, des associations de consommateurs musulmans voient
le jour : certaines véhiculent une «éthique musulmane» de la consommation.
Le halal est-il selon vous forcément fondamentaliste ?
Le fondamentalisme se caractérise par un rapport littéral aux textes et
par le fait qu’il se définit comme l’orthodoxie : toutes les autres
formes religieuses sont pour lui des déviances. C’est cette logique qui
a permis à la convention halal d’exister : l’idée qu’il n’existe qu’une
seule façon d’abattre un animal. Dès le départ, cette pratique est donc
une idée fondamentaliste, qui va devenir, dans son développement
ultérieur, quasi totalitaire : elle doit gouverner l’ensemble de la vie
du croyant. Bien sûr, ce n’est pas toujours dit de cette façon, les
manuels de marketing islamique parlent plutôt de /halal way of life/.
Certains chercheurs comme Olivier Roy estiment que le halal
est le signe d’une sécularisation de l’islam. Vous pensez
au contraire qu’il amène les musulmans à se couper des autres…
Olivier Roy et d’autres disent plutôt, mais je résume, que la norme
halal est une sorte d’avatar occidental. Ce serait vrai si ces produits
de consommation étaient inertes. Or, ils sont accompagnés tout au long
du processus marchand par un discours religieux fondamentaliste, et ceci
dans les domaines alimentaire, vestimentaire, cosmétique. Ce discours
religieux peut être euphémisé pour mieux s’exporter, la pudeur
transformée en «modestie», un terme plus flatteur.
Vous dites que les personnes qui consomment halal sont dans
«l’évitement social». Pourquoi ?
Diviser en deux l’espace entre le permis et l’interdit crée une certaine
anxiété sociale et conduit à des conduites d’évitement. Quand vous
mangez exclusivement halal, vous pouvez éviter d’inviter quelqu’un qui
ne mange halal chez vous par crainte qu’il vous invite à son tour. C’est
d’autant plus vrai que ces conduites d’évitement sont accompagnées d’un
discours de rejet de la nourriture «impure». La confusion entre halal et
pureté est préoccupante. Heureusement, ce n’est pas toujours le cas.
Le marché casher ne pose pas tant de problèmes à vos yeux ?
Les deux marchés ne sont pas comparables. La casherout est née il y a
plusieurs siècles, avant l’industrialisation. La séparation entre
fonctions marchande et religieuse est instituée, même si elle peut être
transgressée, et elle a fonctionné pendant des siècles. Le marché halal,
lui, est né industriel, fruit du néolibéralisme et du fondamentalisme,
il n’y a pas de séparation claire. La norme halal est prise dans une
surenchère marchande et religieuse. Personne ne contrôle l’extension du
halal, mais elle intéresse beaucoup les promoteurs de l’«économie
globale islamique» !
Ne craignez-vous pas que votre livre alimente la psychose
anti-musulmans ?
Cette politisation de l’islam est doublée d’une marchandisation du
patrimoine culturel et intellectuel musulman. C’est un phénomène très
inquiétant. Parce que ceux qui en profitent sont, outre les marchands
spéculateurs, les fondamentalistes qui ont pour projet d’imposer cette
forme dogmatique de l’islam dont se nourrissent les groupes identitaires
d’en face pour organiser cette peur des musulmans. Mon livre veut donner
les outils de compréhension à tous les autres, musulmans ou non, pour
résister à ce mauvais vent qui peut tourner très mal. Lors d’une récente
enquête du côté de Bordeaux, où j’ai fait mes premiers pas d’ethnographe
il y a vingt ans, des jeunes mères turques m’ont confié : /«Avant, on ne
mangeait pas halal, nos parents ne savaient pas, ils se trompaient.»/
C’est contre la perte de mémoire, contre la haine de soi et du passé que
sèment les fondamentalistes que j’ai écrit ce livre.
néolibéralisme et du fondamentalisme»
Selon une enquête publiée par l’Institut Montaigne en septembre, 70 %
des musulmans interrogés déclaraient /«toujours»/ acheter de la viande
halal, et seulement 6 % ne jamais le faire./«Le marché est en pleine
expansion depuis les années 90, mais il y a pourtant une réticence
française à l’étudier»,/ regrette l’anthropologue au CNRS
Florence Bergeaud-Blackler. Son livre /le Marché halal ou l’invention
d’une tradition/ (Seuil), qui paraît cette semaine, est le résultat de
vingt ans de recherches, le plus souvent financées par des subventions
européennes, faute d’en obtenir en France. Pour elle, l’alliance entre
néolibéralisme et fondamentalisme religieux a accouché d’un marché
inquiétant : le halal s’étend sans cesse et devient un moyen de contrôle
des comportements des consommateurs. Dans cette vision très déterministe
de la société, l’/islamic way of life /peut jouer contre la démocratie,
conclut-elle à la fin de son ouvrage. Des affirmations qui peuvent être
récupérées par tous ceux qui s’alarment de l’essor de l’islam en France,
extrême droite en tête. La chercheuse le sait bien et le redoute.
Qu’est-ce que le halal ?
/Halal/ signifie «licite» ou «permis» en arabe, c’est l’antonyme de
/haram,/ illicite. L’usage théologique du mot désigne la liberté du
permis, ce que le musulman peut faire. Mais le marché a transformé le
sens du halal, en définissant halal comme le prescrit, pour être un
«bon» musulman. Il n’existe pas de norme halal. Chacun reconnaît qu’il
existe du halal, aussi bien les religieux, les marchands que les
politiques, mais personne n’est capable de dire ce que c’est. J’appelle
cela une «convention» du halal.
Pourquoi dites-vous que le halal est une tradition inventée
récemment ?
Je parle d’invention du /«marché halal»/ dans le sens où l’on n’a pas
affaire à une coutume ancienne importée des pays musulmans. Ce marché
n’a jamais existé dans le monde musulman avant que les industriels ne
l’y exportent. La convention du halal naît au tournant des années 70-80.
Deux idéologies triomphent sur la scène internationale : d’un côté, le
fondamentalisme musulman, avec notamment la proclamation de la
République islamique d’Iran en 1979, et, de l’autre, le néolibéralisme,
avec Thatcher et Reagan. Cette rencontre, qui n’était pas programmée, va
permettre à ces deux idéologies de travailler de concert à la fixation
d’un protocole industriel halal. L’agence de certification de la viande
halal, un hybride économique et religieux, en est l’acte de naissance :
elle dit le licite et l’illicite à la place de la tradition
jurisprudentielle islamique bien plus complexe. Elle institutionnalise
le contrôle par les musulmans de l’abattage industriel dans les pays
occidentaux.
Comment les industries occidentales ont-elles accepté
ce contrôle ?
Lorsque Khomeiny arrive au pouvoir en Iran, il interdit toutes les
viandes importées d’Occident au motif qu’elles sont illicites. Mais sa
décision menace l’équilibre alimentaire de son pays. Ce chef d’Etat se
ravise et impose un contrôle halal. Concrètement, l’Iran envoie des
mollahs pour mettre en place un protocole islamique sur des chaînes
industrielles tayloristes de Nouvelle-Zélande ou d’Australie. D’autres
pays musulmans, comme l’Egypte ou l’Arabie Saoudite, vont eux aussi
imposer leur contrôle «islamique» pour ne pas être en reste. Le principe
d’un abattage halal est créé, ce que les classiques n’avaient jamais
fait : ils se contentaient de discuter à partir du corpus religieux des
façons d’abattre qui plaisent à Dieu et de proscrire les autres. Là,
l’abattage halal industriel est rationalisé : il consiste en la section
des jugulaires et carotides de l’animal tourné vers La Mecque par un
musulman. Il y a ensuite des variations. Dans un nombre croissant de
cas, l’animal ne doit pas être étourdi.
D’autres pays ont tenté de fixer leur norme pour accroître
leur autorité dans le monde musulman…
La Malaisie est devenue un centre du halal mondial dans les années 90.
Des ingénieurs de l’agroalimentaire travaillant pour Nestlé l’ont aidée
à mettre en place l’ingénierie nécessaire. Le pays a aussi élargi le
périmètre du halal en travaillant à la publication, en 1997, des
«directives halal» du Codex alimentarius, un organe néolibéral qui
codifie les normes alimentaires pour permettre leur circulation dans le
monde. La Malaisie fait entrer le principe de pureté : seuls les
aliments qui ne contiennent ou ne sont pas contaminés par des produits
interdits (porc, alcool, protéines qui ne sont pas issues d’un abattage
selon la loi islamique) peuvent être halal. Cela exclut une grande
partie des aliments industriels qui comportent des colorants,
exhausteurs de goûts et autres additifs ! Presque toute l’industrie
alimentaire devient halalisable. Parallèlement, la Turquie développe le
tourisme halal et la mode islamique. Puis, à partir de 2010, les Emirats
arabes unis établissent un lien avec la finance islamique pour
promouvoir l’«économie globale islamique».
Et en France, comment s’est constitué le marché ?
Il a d’abord adapté ses chaînes d’abattage pour exporter vers les pays
musulmans. Puis cette offre s’est tournée vers le marché intérieur dans
les années 90, au moment même où des crises sanitaires importantes comme
l’encéphalopathie spongiforme bovine et la fièvre aphteuse frappaient
l’industrie. En surproduction de carcasses, la filière viande a commencé
à convoiter les millions de musulmans de France.
L’offre, plutôt que la demande des consommateurs, a créé
le marché ?
Non, les deux vont de pair. Ce que j’appelle l’espace alimentaire
musulman a longtemps été marqué par le seul interdit du porc. L’abattage
rituel était surtout pratiqué lors des cérémonies. Les boucheries
islamiques se sont développées assez tardivement à la suite de la
réislamisation des années 80. L’offre de halal va rencontrer la demande
de la diaspora, pour laquelle la cuisine est une façon de protéger
l’intégrité de sa culture, et la stratégie des groupes fondamentalistes
qui voient bien que la clôture alimentaire peut aussi être une clôture
communautaire. J’ai mené une enquête en 2005 (1) lors du rassemblement
de l’Union des organisations islamiques de France (UOIF) au Bourget
(Seine-Saint-Denis) : 85,9 % déclaraient manger de la viande et des
produits carnés exclusivement halal. Le congrès de l’UOIF n’est certes
pas représentatif de l’ensemble des musulmans, mais il réunit une
population familiale qui dépasse largement l’audience des seuls Frères
musulmans. A une époque où l’on croyait que la sécularisation ferait
disparaître ces pratiques, ces chiffres considérables ont suscité le
scepticisme. D’autres études l’ont confirmé. Une étude de l’Institut
Montaigne a montré en 2016 que plus de 40 % de musulmans pensent que
manger halal est l’un des cinq piliers de l’islam… ce qui est inexact.
Comment le droit français a-t-il fait une place au halal ?
Il n’existe pas dans la législation française de reconnaissance stricto
sensu de l’abattage rituel - qu’il soit casher ou halal. Mais, en 1964,
la loi a instauré une dérogation à l’étourdissement des bêtes pour des
raisons religieuses, à l’origine pour le casher. Même si ces pratiques
semblent se réduire, des abattoirs européens font du «tout halal» pour
faire des économies. Ils évitent les changements de chaîne et peuvent
indifféremment distribuer du halal à leurs clients musulmans ou à des
grossistes conventionnels. La réglementation européenne n’oblige pas
d’étiquetage particulier.
Vous vous inquiétez de l’émergence d’une nouvelle génération
de halal, que vous appelez le «halal ummique». Qu’est-ce
que c’est ?
Jusqu’aux années 2000, le halal reposait sur un modèle «inclusif» : les
produits peuvent être fabriqués par des non-musulmans à condition qu’ils
respectent certaines normes et certifications. Puis, sous la pression de
pays comme la Turquie, les pays du Golfe ou les Emirats arabes unis, le
modèle ummique a commencé à s’imposer : il faut que la production soit
sous le contrôle et la responsabilité des musulmans. Dans le premier
cas, on a un halal /pour /les musulmans. Dans le second cas, un halal
/par /les musulmans. Le halal devient peu à peu un moyen de contrôler
non seulement des objets, mais aussi des comportements. En France, à
partir de 2007-2008, des associations de consommateurs musulmans voient
le jour : certaines véhiculent une «éthique musulmane» de la consommation.
Le halal est-il selon vous forcément fondamentaliste ?
Le fondamentalisme se caractérise par un rapport littéral aux textes et
par le fait qu’il se définit comme l’orthodoxie : toutes les autres
formes religieuses sont pour lui des déviances. C’est cette logique qui
a permis à la convention halal d’exister : l’idée qu’il n’existe qu’une
seule façon d’abattre un animal. Dès le départ, cette pratique est donc
une idée fondamentaliste, qui va devenir, dans son développement
ultérieur, quasi totalitaire : elle doit gouverner l’ensemble de la vie
du croyant. Bien sûr, ce n’est pas toujours dit de cette façon, les
manuels de marketing islamique parlent plutôt de /halal way of life/.
Certains chercheurs comme Olivier Roy estiment que le halal
est le signe d’une sécularisation de l’islam. Vous pensez
au contraire qu’il amène les musulmans à se couper des autres…
Olivier Roy et d’autres disent plutôt, mais je résume, que la norme
halal est une sorte d’avatar occidental. Ce serait vrai si ces produits
de consommation étaient inertes. Or, ils sont accompagnés tout au long
du processus marchand par un discours religieux fondamentaliste, et ceci
dans les domaines alimentaire, vestimentaire, cosmétique. Ce discours
religieux peut être euphémisé pour mieux s’exporter, la pudeur
transformée en «modestie», un terme plus flatteur.
Vous dites que les personnes qui consomment halal sont dans
«l’évitement social». Pourquoi ?
Diviser en deux l’espace entre le permis et l’interdit crée une certaine
anxiété sociale et conduit à des conduites d’évitement. Quand vous
mangez exclusivement halal, vous pouvez éviter d’inviter quelqu’un qui
ne mange halal chez vous par crainte qu’il vous invite à son tour. C’est
d’autant plus vrai que ces conduites d’évitement sont accompagnées d’un
discours de rejet de la nourriture «impure». La confusion entre halal et
pureté est préoccupante. Heureusement, ce n’est pas toujours le cas.
Le marché casher ne pose pas tant de problèmes à vos yeux ?
Les deux marchés ne sont pas comparables. La casherout est née il y a
plusieurs siècles, avant l’industrialisation. La séparation entre
fonctions marchande et religieuse est instituée, même si elle peut être
transgressée, et elle a fonctionné pendant des siècles. Le marché halal,
lui, est né industriel, fruit du néolibéralisme et du fondamentalisme,
il n’y a pas de séparation claire. La norme halal est prise dans une
surenchère marchande et religieuse. Personne ne contrôle l’extension du
halal, mais elle intéresse beaucoup les promoteurs de l’«économie
globale islamique» !
Ne craignez-vous pas que votre livre alimente la psychose
anti-musulmans ?
Cette politisation de l’islam est doublée d’une marchandisation du
patrimoine culturel et intellectuel musulman. C’est un phénomène très
inquiétant. Parce que ceux qui en profitent sont, outre les marchands
spéculateurs, les fondamentalistes qui ont pour projet d’imposer cette
forme dogmatique de l’islam dont se nourrissent les groupes identitaires
d’en face pour organiser cette peur des musulmans. Mon livre veut donner
les outils de compréhension à tous les autres, musulmans ou non, pour
résister à ce mauvais vent qui peut tourner très mal. Lors d’une récente
enquête du côté de Bordeaux, où j’ai fait mes premiers pas d’ethnographe
il y a vingt ans, des jeunes mères turques m’ont confié : /«Avant, on ne
mangeait pas halal, nos parents ne savaient pas, ils se trompaient.»/
C’est contre la perte de mémoire, contre la haine de soi et du passé que
sèment les fondamentalistes que j’ai écrit ce livre.
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